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littérature française - Page 5

  • Photo

    modiano,livret de famille,roman,littérature française,nobel,souvenirs,mémoire,famille,rencontres,culture« J’ai conservé une photo au format si petit que je la scrute à la loupe pour en discerner les détails. Ils sont assis l’un à côté de l’autre, sur le divan du salon, ma mère un livre à la main droite, la main gauche appuyée sur l’épaule de mon père qui se penche et caresse un grand chien noir dont je ne saurais dire la race. Ma mère porte un curieux corsage à rayures et à manches longues, ses cheveux blonds lui tombent sur les épaules. Mon père est vêtu d’un costume clair. Avec ses cheveux bruns et sa moustache fine, il ressemble ici à l’aviateur américain Howard Hughes. Qui a bien pu prendre cette photo, un soir de l’Occupation ? Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires qu’elle provoquait, je ne serais jamais né. »

    Patrick Modiano, Livret de famille

  • Livret de famille

    Paru en 1977, deux ans après Villa Triste, Livret de famille de Patrick Modiano est aussi un livre de souvenirs. En épigraphe, cette phrase de René Char : « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. » Le titre s’impose dès le début : la fille de Patrick Modiano est née la veille, il quitte l’hôpital pour aller déclarer sa naissance à la mairie, muni du « petit cahier à couverture de cuir rouge, le « Livret de famille »».

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    Tous les papiers officiels lui inspirent « un intérêt respectueux », lui-même ne dispose que d’un extrait de naissance incomplet : « fils de » y est suivi d’un blanc. Sur l’acte de mariage de ses parents agrafé au livret (à Megève, le 24 février 1942), son père porte un nom d’emprunt, il en a eu plusieurs sous l’Occupation. Un ami de son père rencontré par hasard la nuit précédente a proposé de l’accompagner en voiture ; il conduit bizarrement, lui parle de son père, puis c’est la panne. Ils arrivent à l’Etat civil juste avant la fermeture.

    Modiano a choisi pour sa fille le prénom d’une femme qu’il avait admirée, enfant, « Zénaïde » – refusé, il ne figure pas sur la liste. Son compagnon lui donne alors un coup de pouce, en déclarant que ce prénom est recevable, puisque « c’était le prénom de sa marraine ». L’argument porte. « Cette petite fille serait un peu notre déléguée dans l’avenir. Et elle avait obtenu du premier coup le bien mystérieux qui s’était toujours dérobé devant nous : un état civil. »

    A chaque chapitre, Modiano change d’époque, sans transition. Avant ses vingt ans, il rencontre dans un bar quelqu’un qui parle de la Chine. Ils font connaissance. Henri Marignan,  un homme d’une soixantaine d’années, y a séjourné sept ans, envoyé à Shanghai par une agence de presse. Il en a raconté ses souvenirs dans Shanghai Perdu. Il rêve d’y retourner et propose au jeune homme de l’y accompagner. Mais pour obtenir l’autorisation de l’ambassade de Chine populaire, c’est compliqué. Rendez-vous, contacts, attente… « Les jours passaient. »

    Les récits se suivent comme des nouvelles, le plus souvent fragmentaires mais très vivantes, à partir de lieux, de noms : la rue où a habité sa grand-mère ; Anvers où sa mère est devenue actrice avant d’avoir dix-huit ans ; un voyage en train avec son père pour participer à une chasse sur les terres d’un duc, l’occasion pour son père de faire signer un papier important. Le garçon de quinze ans équipé de nouvelles bottes d’équitation a bien du mal à jouer son rôle chez le « premier fusil de France ».

    Un soir d’octobre 1973, une guerre débute au Proche-Orient « contre les Juifs ». Modiano date d’alors la fin de sa jeunesse, le début d’une nouvelle époque « en crise ». Habitué des cafés, des restaurants, des promenades en soirée, l’écrivain voit s’affaisser à une terrasse un homme en pardessus bleu marine. Il sera interrogé comme témoin sur la mort d’André Bourgaloff, né en 1913 à Saint-Pétersbourg, Français depuis 1934.

    Livret de famille ne se limite pas aux souvenirs familiaux. Modiano raconte des rencontres, à Paris, à Port-Cros (pour le tournage d’un film dont il a écrit le scénario), à Biarritz (heureux d’y obtenir son extrait de baptême) ou encore à Lausanne. A vingt ans, il y donnait des cours de français, heureux d’être en Suisse, pays « neutre », loin de Paris où l’Occupation le hantait. « Plus de passé. Plus d’avenir. Le temps s’arrêterait et tout finirait par se confondre dans la brume bleue du Léman. J’avais atteint cet état que j’appelais : « La Suisse du cœur »».

    Les souvenirs de ses parents le hantent ou refont surface à l’improviste, par exemple quand il pense avoir reconnu un jour l’homme qui a fait arrêter son père rue Greffulhe. Il avait réussi à s’enfuir, ce père, « l’homme de nulle part », comme l’était aussi son oncle Alex qui l’a emmené avec lui, à quatorze ans, pour visiter un moulin à la campagne qu’il rêvait d’acheter. Dans quel village ? « C’était – je crois – un nom mélodieux qui finissait par « euil », quelque chose comme Vainteuil, Verneuil ou Septeuil. »

    Il y a plein d’histoires vécues ou rêvées dans Livret de famille, et de troublantes réminiscences. A dix-sept ans, on lui présente une jeune femme blonde, Denise Dressel, vingt-trois ans, stupéfaite de la question qu’il pose alors : « Vous êtes la fille d’Harry Dressel ? » Ils vivront quelque temps ensemble, avant qu’elle s’en aille sans prévenir. « J’ai éprouvé une sensation de vide qui m’était familière depuis mon enfance, depuis que j’avais compris que les gens et les choses vous quittent ou disparaissent un jour. »

    Modiano évoque plusieurs moments en compagnie de sa femme, de leur fille. Aussi émouvant que le premier chapitre sur la naissance de Zénaïde, le dernier raconte un trajet en taxi avec elles, à Nice. J’ai d’abord copié les trois dernières phrases, puis je les ai effacées. Je vous laisse le plaisir de les découvrir.

  • Vagabond de mots

    rené frégni,minuit dans la ville des songes,récit,autobiographie,littérature française,lecture,liberté,délinquance,rébellion,désertion,vagabondage,écriture,émancipation,culture« J’avais été jadis un voyageur insouciant. Je devins un lecteur de grand chemin, toujours aussi rêveur mais un livre à la main. Je lus, adossé à tous les talus d’Europe, à l’orée de vastes forêts, sur d’épais tapis d’or. Je lus dans des gares, sur de petits ports, des aires d’autoroute, à l’abri d’une grange, d’un hangar à bateaux où je m’abritais de la pluie et du vent. Le soir, je me glissais dans mon duvet et tant que ma page était un peu claire, sous la dernière lumière du jour, je lisais. […]
    Je lus tout ce que les hasards de la route mirent entre mes mains et chacune de ces lectures allait façonner ma vie, la réinventer, comme les immenses blocs de pierre qui tombent des montagnes, transforment et orientent le cours d’une rivière.
    J’étais redevenu un vagabond, mal rasé, hirsute, un vagabond de mots dans un voyage de songes. »

    René Frégni, Minuit dans la ville des songes

  • Les fugues de Frégni

    Pour Minuit dans la ville des songes, René Frégni a reçu en 2022 le Prix des lecteurs du Var. C’est le formidable récit de l’itinéraire d’un petit voyou de Marseille que rien ne prédestinait à devenir un grand lecteur et un écrivain. Mercredi dernier, vous l’avez peut-être entendu lire un extrait de Marseille de Jean-Claude Izzo sur le plateau de La Grande Librairie installé au Mucem (une belle émission).

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    A droite, René Frégni lisant à voix haute à LGL, France 5, 24/1/2024 (vidéo France.tv)

    Sa mère l’avait ému en lui lisant « la solitude et les souffrances d’Edmond Dantès, de Jean Valjean et du petit Rémi de Sans famille », mais l’enfant fuyait l’école, volait, mentait. Pour rêver, il y avait aussi l’histoire du bohémien de la crèche de Noël que lui racontait son père. Ce temps est loin, mais il lui reste, à la septantaine, les sentiers et la lumière du Midi, le bonheur de lire et d’écrire malgré « la sensation de n’avoir plus rien à dire ».

    « J’ai passé toutes ces années à ramasser des mots partout, au bord des routes, dans les collines, sur les talus du printemps, le banc des gares, le quai des ports, dans la rumeur sous-marine des prisons, les petits hôtels dans lesquels je dors parfois, les villes que je traverse, les mots que j’aimerais prononcer lorsque je regarde, ébloui, certains visages de femmes, ceux que soulèvent en moi l’injustice et l’humiliation, les mots qui font bouger mon sommeil, la nuit, et qui sont sans doute la clé de tous les mystères. »

    « Acoquiné » avec de jeunes vauriens de Marseille, il a partagé avec eux cinq ans de vols et de transgressions en essayant de ne pas inquiéter sa mère. Puis vint le temps des boîtes de nuit, des filles et du be-bop, avant de s’aventurer dans le quartier chaud. Après son renvoi du lycée, sa mère fit une dernière tentative en l’envoyant au Cours Florian, un établissement privé. Peine perdue.

    « Sans culture, pas d’hommes libres ! » avait tranché sa grand-mère communiste. C’est seulement quand arrive la grande enveloppe des cours par correspondance  pour lesquels il doit lire La Cousine Bette que sa mère comprend pourquoi il fuyait « tout ce qui pouvait ressembler à un livre ». L’oculiste constate sa faible acuité visuelle (hypermétropie sévère) et lui fait accepter, enfin, de porter des lunettes pour lire. Il ne lit pas le roman de Balzac jusqu’au bout, mais dévore une biographie de Lucky Luciano, « le plus célèbre gangster d’Amérique ».

    Il travaille par-ci par-là pour aider sa famille, rate le concours de la Poste, récolte une bonne note en rédaction pour entrer à la SNCF, mais est recalé à cause de sa mauvaise vue. Il décide alors de partir en Angleterre, fait la plonge, le serveur. Le soleil lui manque : va pour l’Andalousie (en stop). Il y reste jusqu’à ce qu’une lettre de sa mère lui annonce qu’il doit rentrer, incorporé au 150e régiment d’infanterie à Verdun.

    A dix-neuf ans, il s’y présente avec un mois de retard et se retrouve au cachot. « En quelques secondes, j’étais passé de l’insouciance au Moyen Age. » Lors de sa première promenade, il reconnaît quelqu’un qui le fixe, Ange-Marie Santucci. A Marseille, ils faisaient les quatre cents coups ensemble, puis se sont perdus de vue. L’autre est là depuis trois ans, si rétif au règlement qu’il est le plus souvent au cachot. Il conseille à René d’en faire autant : « Ne rampe pas ! »

    En prison, Ange-Marie lit un livre par jour : l’aumônier, « un type bien », lui procure des livres, il s’occupera de faire rendre ses lunettes à René. Il lui apporte Colline de Giono, « un Provençal, comme vous », puis un dictionnaire de poche, un carnet rouge, un stylo. « Bientôt, il n’y eut plus de murs autour de moi, j’étais sur ces chemins, dans ces hameaux abandonnés, je sentais la chaleur sur mes épaules et la lente infiltration de l’inquiétude… Jamais je n’avais ressenti une chose pareille, en lisant. » Sa « seconde vie » commence.

    Ange-Marie, « cette borne obscure du destin », guide ses lectures, prêche la révolution, le persuade de se préparer à faire la guérilla en Bolivie. Ensemble, ils s’évadent de la caserne, volent une voiture, prennent la route de Forcalquier pour retrouver le soleil – « cinq jours hors du temps ». Puis ils rentrent à Verdun, à temps pour échapper au statut de déserteur. On les sépare. René poursuit son éducation littéraire : Maupassant, Rousseau, Alain… On lui donne un boulot de plongeur au mess, ce qui lui laisse du temps pour lire. Jusqu’à ce qu’un nouvel élan de rébellion le renvoie au cachot. Une fois de plus, il escalade le mur et s’enfuit en Corse, à Bastia, la ville de son grand-père.

    Les rencontres jouent un rôle énorme dans la vie de René Frégni qui se débrouille pour subsister : lecture, travail dans une boîte de nuit, et finalement, grâce au patron, une petite maison sur la colline, un jardin en terrasse : « La beauté gifla mon visage. Pure, simple, brutale ! » A la poste, les lettres de sa mère sont de plus en plus inquiètes : il est recherché pour désertion. Où se cacher, s’enfuir ? René Frégni mettra du temps à se sortir de là, finalement grâce à son excellent travail d’infirmier dans un asile d’aliénés, à qui il fait entre autres la lecture à voix haute.

    Minuit dans la ville des songes est un plaidoyer pour la lecture qui émancipe, libère, et finalement le mène à l’écriture : quand, à 40 ans, on publie son premier roman, sa mère en est bouleversée, ravie. Une nouvelle vie commence alors pour René Frégni, écrivain.

  • Villa triste

    Modiano coffret.jpg« Les chambres des « palaces » font illusion, les premiers jours, mais bientôt, leurs murs et leurs meubles mornes dégagent la même tristesse que celle des hôtels borgnes. Luxe insipide, odeur douceâtre dans les couloirs, que je ne parviens pas à identifier, mais qui doit être l’odeur même de l’inquiétude, de l’instabilité, de l’exil et du toc. Odeur qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Halls d’hôtel où mon père me donnait rendez-vous, avec leurs vitrines, leurs glaces et leurs marbres et qui ne sont que des salles d’attente. De quoi, au juste ? Relents de passeports Nansen.
    Mais nous ne passions pas toujours la nuit à l’Hermitage. Deux ou trois fois par semaine, Meinthe nous demandait de dormir chez lui. Il devait s’absenter ces soirs-là, et me chargeait de répondre au téléphone et de prendre les noms et les « messages ». Il m’avait bien précisé, la dernière fois, que le téléphone risquait de sonner à n’importe quelle heure de la nuit, sans me dévoiler quels étaient ses mystérieux correspondants.
    Il habitait la maison qui avait appartenu à ses parents, au milieu d’un quartier résidentiel, avant Carabacel. On suivait l’avenue d’Albigny et on tournait à gauche, juste après la préfecture. Quartier désert, rues bordées d’arbres dont les feuillages formaient des voûtes. Villas de la bourgeoisie locale aux masses et aux styles variables, selon le degré de fortune. Celle des Meinthe au coin de l’avenue Jean-Charcot et de la rue Marlioz, était assez modeste si on la comparait aux autres. Elle avait une teinte bleu-gris, une petite véranda donnant sur l’avenue Jean-Charcot, et un bow-window du côté de la rue. Deux étages, le second mansardé. Un jardin au sol semé de graviers. Une enceinte de haies à l’abandon. Et sur le portail de bois blanc écaillé, Meinthe avait inscrit maladroitement à la peinture noire (c’est lui qui me l’a confié) : VILLA TRISTE. »

    Patrick Modiano, Villa triste